Les changements climatiques entraînent la prolifération des glaces de mer et, conséquemment, l’augmentation des risques pour le transport maritime commercial.
Pendant plus de dix mois par année, l’Arctique canadien est soumis à des températures inférieures à zéro et ses eaux restent couvertes de glace. Les glaces de mer qui se trouvent dans ces eaux s’inscrivent dans deux catégories – la glace fixe et la banquise. Tandis que la glace fixe reste dure et adhère au littoral ou au fond marin, la banquise se brise et dérive en morceaux. Cette dernière peut alors entrer en collision avec d’autres morceaux de glace pour former une glace encore plus épaisse, créant des conditions imprévisibles et dangereuses pour les navires. Les brise-glaces servent à frayer un chemin aux navires à travers ces eaux couvertes de glace pour qu’ils puissent y naviguer en toute sécurité.
Les brise-glaces jouent des rôles importants tant au-dessus qu’en dessous du cercle polaire de l’Arctique. Avec leur double coque, leur proue arrondie en acier haute résistance et leur étrave inclinée pour la manœuvrabilité, ils sont conçus pour briser de la glace pouvant avoir jusqu’à trois mètres d’épaisseur. Comme 90% des biens de consommation à l’échelle mondiale sont transportés par navire et qu’une grande partie des eaux canadiennes est entravée par les glaces jusqu’à dix mois par an, la flotte de brise-glaces du pays est essentielle pour guider le trafic maritime à travers les eaux glacées. Les brise-glaces permettent à la plupart des ports canadiens de rester accessibles tout au long de l’année, assurant ainsi le bon fonctionnement d’une économie qui autrement serait bloquée par les glaces. Ils fournissent également des services de recherche et de sauvetage, comme l’assistance aux navires en détresse et ils contribuent à protéger la souveraineté dans l’Arctique grâce à leurs services de traversiers. Ils assurent également le réapprovisionnement des collectivités du Nord, appuient le développement des ressources naturelles et des infrastructures dans l’Arctique et servent à mener des recherches pour aider à mieux comprendre les changements climatiques et pour éclairer les décisions en matière d’adaptation au climat.
La capacité de déglaçage du Canada
Compte tenu de leurs innombrables capacités, les brise-glaces constituent depuis longtemps d’importants atouts nationaux. Depuis le début du XXe siècle, le Canada construit et utilise des brise-glaces pour répondre à divers besoins, notamment le réapprovisionnement des communautés éloignées. Dès 1904, les brise-glaces sont utilisés pour appuyer les revendications de souveraineté du Canada sur les îles de l’Arctique et, en 1916, le port de Montréal fait l’acquisition du premier brise-glaces fabriqué au pays. Ces activités constituent encore aujourd’hui des facettes importantes du programme de déglaçage du Canada et soutiennent directement l’économie du pays en veillant à ce que les ports restent accessibles et que le commerce maritime reste fluide tout au long de l’année.
Le renforcement des capacités de déglaçage se poursuit, tant au Canada que chez les autres voisins du Nord. Avec 40 navires, la Russie possède la plus grande flotte de brise-glaces au monde, suivie par le Canada, qui dispose de 19 brise-glaces publics en service à la Garde côtière canadienne (GCC). Comme l’illustre l’image ci-dessous, la flotte de la GCC, qui est appelée à s’agrandir, comprend une variété de navires remplissant différents rôles. En 2021, le gouvernement du Canada a annoncé la construction de deux nouveaux brise-glaces polaires et l’acquisition d’un brise-glace léger, dans le cadre de sa Stratégie nationale de construction navale. Il est prévu que le premier des deux nouveaux brise-glaces polaires remplacera, en 2030, le plus grand brise-glaces de la flotte actuelle, le NGCC Louis S. St-Laurent. Pour ce qui est du brise-glace léger, le Mangystau-2, il sera soumis à des inspections et à des travaux de conversion au début de 2022, après quoi il rejoindra la région des Grands Lacs.
Pendant les mois d’hiver, la plupart des brise-glaces de la GCC sont basés dans le sud-est du Canada où ils veillent à garder les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent accessibles aux navires. Durant la saison estivale, soit généralement de mai à octobre, la flotte est déployée dans l’Arctique canadien.
Pour avoir accès aux services de déglaçage de la GCC, les navires commerciaux doivent payer une cotisation. Ce frais permet d’assurer l’entretien des brise-glaces et de renforcer les capacités de déglaçage du Canada dans certaines régions.
Le programme de déglaçage de la GCC n’opère pas seul. Depuis 1980, la Garde côtière canadienne et américaine se partagent la responsabilité des activités de déglaçage dans les Grands Lacs et sur la Voie maritime du Saint-Laurent afin de garantir une plus grande efficacité des deux côtés de la frontière et garder les eaux ouvertes au commerce.
Les changements climatiques et l’augmentation des besoins de brise-glaces
Bien que la fonte des glaces de mer envoit l’image d’un glaçon qui fond dans une baignoire, cette analogie a ses limites quand il s’agit de comprendre les effets des changements climatiques sur l’état des glaces et leurs conséquences pour la sécurité des déplacements maritimes. La perte de glace de mer consiste en la fonte de glaces vieilles de plusieurs années. Une variété de facteurs humains et naturels morcèlent ensuite cette glace en petits morceaux, c’est-à-dire en fragments d’iceberg. Les banquises se déplacent, ce qui les rend imprévisibles. La dimitution de l’étendue de la glace de mer arctique entraîne l’accroissement de l’exposition aux tempêtes, de l’érosion côtière et des risques d’inondation des zones côtières humides.
Ce qui reste de la glace de mer rôde dangereusement çà et là, créant une menace à la navigation. Le capitaine Ivan Oxford, maître-pilote et officier de navigation dans les glaces chez Desgagnés, a l’expérience des eaux arctiques. Il affirme que : « L’exposition à la glace épaisse de première ou de plusieurs années, à la glace de glacier et à la glace en forte concentration représente l’un des plus grands risques pour nous, et notre capacité à en atténuer l’effet est limitée. Çela nous préoccupe toujours, surtout quand on navigue par visibilité réduite ou dans l’obscurité. Quand on navigue dans des conditions difficiles, dans des zones où l’on n’a pas accès aux prévisions météorologiques et où il n’y a pas de services de pilotage, c’est inévitablement une course contre la montre. Mais il faut aussi s’occuper du présent : réduire la vitesse et changer de cap pour éviter la glace, c’est toujours de la plus haute importance. » Les brise-glaces fournissent un service essentiel qui permet le passage des navires en toute sécurité dans des conditions extrêmes et de plus en plus mouvementées.
Pour assurer la sécurité des marins dans la baie d’Hudson, sur la côte est, dans les Grands Lacs, le long du fleuve Saint-Laurent et dans l’Arctique, ainsi que pour comprendre et atténuer les risques associés à la perte de glace de mer, Environnement Canada a créé le Service canadien des glaces (SCG). Le SCG est un centre opérationnel où des données sont assimilées, des images satellites sont analysées, des cartes et des prévisions de l’état des glaces sont produites et des avertissements sur les eaux navigables du Canada sont régulièrement émis. Travaillant en partenariat avec la Garde côtière canadienne, le SCG affecte un spécialiste du Service des glaces aux brise-glaces qui circulent dans les eaux canadiennes. Ce dernier est responsable de la réception d’images de radars et de satellites, ainsi que de la reconnaissance tactique des glaces à bord d’hélicoptères afin d’informer les équipes de déglaçage et les différents centres d’opérations des glaces. Ce service est en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant la saison des glaces et maintient le contact avec les brise-glaces et les navires commerciaux qui circulent dans les eaux couvertes de glace.
Le déglaçage dans l’Arctique
Le commerce maritime joue un rôle croissant dans l’Arctique canadien. L’une des conséquences de la perte de glace de mer due au climat est que de nouvelles routes maritimes arctiques – comme le passage du Nord-Ouest qui traverse les eaux territoriales du Canada – sont de plus en plus pratiquables. Dans des conditions normales, les marchandises expédiées du Japon vers les Pays-Bas par cette voie pourraient prendre jusqu’à 20 jours de moins pour arriver à destination que les 54 jours nécessaires lorsqu’elles transitent par le canal de Panama. Ces gains de temps potentiels sont grandement évoqués dans les discussions entourant l’ouverture des voies navigables arctiques au transport maritime international, bien qu’il soit entendu que, même dans des conditions normales, les navires transitant dans ces eaux devraient être escortés par un brise-glaces. Bien que les brise-glaces jouent un rôle de plus en plus important afin d’assurer la navigation sécuritaire, il n’existe actuellement pas de normes internationales ou de lignes directrices visant à encadrer l’impact environnemental des activités de déglaçage dans les eaux polaires comme il en existe pour la prévention de la pollution par les navires dans le cadre de la Convention MARPOL. L’exploitation des routes maritimes transarctiques pourrait faire peser un risque encore plus lourd sur le fragile environnement arctique. Préoccupées par les répercussions du transport maritime sur un Arctique déjà éprouvé par le changement, l’organisation américaine Ocean Conservancy et l’entreprise Nike se sont associées pour lancer, en 2019, l’Arctic Corporate Shipping Pledge, un engagement par lequel les grandes entreprises promettent de ne pas faire transiter intentionnellement des navires ou des marchandises par l’Arctique.
En plus d’aider les navires commerciaux en transit, les brise-glaces préservent les liens économiques avec les collectivités du Nord en effectuant leur réapprovisionnement. Par exemple, le gouvernement du Nunavut organise chaque été l’approvisionnement maritime de l’Est de l’Arctique, afin de fournir des biens essentiels à près de 40,000 individus de plus de 40 communautés du Nunavut et du Nunavik.
Le déglaçage sur le Saint-Laurent et les Grands Lacs
Le corridor de commerce Saint-Laurent-Grands Lacs est une autre région importante où les conditions hivernales exigent des services de déglaçage afin de permettre aux chaînes d’approvisionnement canadiennes et américaines de rester fluides. La portion du corridor constituée par la Voie maritime du Saint-Laurent, qui comprend un système d’écluses entre Montréal et le milieu du lac Érié, est fermée à la navigation commerciale de la fin décembre à la mi-mars puisque la glace rend les écluses impraticables. Les écluses de Sault-Sainte-Marie entre le lac Huron et le lac Supérieur sont également fermées pendant cette période. Quand les conditions le permettent, les activités de transport maritime se poursuivent toutefois à l’ouest de la Voie maritime du Saint-Laurent, le long des Grands Lacs, avec une courte pause de dix semaines qui tombe habituellement à la mi-janvier.
Dans le fleuve Saint-Laurent, en aval de Montréal, la présence de glace dans les voies de navigation ajoute un degré de complexité aux mouvements des navires dans cette région pendant les mois d’hiver. En plus de permettre le transit en toute sécurité des navires le long du fleuve, les services de déglaçage assurent la santé et la sécurité des collectivités côtières. En cas d’embâcle, la Garde côtière canadienne dispose de brise-glaces basés à Québec qui sont prêts à intervenir pour dégager les glaces et prévenir les inondations locales. Durant ces périodes, l’objectif principal des activités de déglaçage est la prévention des inondations. La Garde côtière informe donc les collectivités pour éviter que leurs membres pratiquent la randonnée, la pêche ou la motoneige sur glace.
Le déglaçage de ce corridor maritime commercial est un service gouvernemental dont l’incidence sur l’économie canadienne et américaine est palpable. Les entreprises risquent des pertes importantes quand la capacité de déglaçage est insuffisante d’un côté ou de l’autre de la frontière. En 2019, certaines compagnies ont dû interrompre leurs activités le long du lac Supérieur en raison de la présence de glace, ce qui a repoussé le début de la saison de navigation à plus tard au printemps. La Société de développement économique du Saint-Laurent (SODES) plaide en faveur d’un plus grand soutien aux brise-glaces le long du fleuve Saint-Laurent, et dans les Grands Lacs par extension, pour mieux assurer la sécurité et la durabilité du transport maritime.
L’incidence sociale et environnementale du déglaçage
Les opérations de déglaçage ont une incidence sur les écosystèmes et les communautés des régions couvertes de glace au Canada. Le long du fleuve Saint-Laurent, par exemple, les brise-glaces libèrent l’embouchure des ruisseaux et des rivières de leur glace, ce qui favorise leur écoulement lors de la débâcle printanière, prévient les embâcles et protège les zones inondables. Parmi les autres effets positifs du déglaçage, l’approvisionnement des communautés éloignées de l’Arctique ainsi que le renforcement des capacités de recherche pour les scientifiques, qui peuvent accéder à des régions auparavant inaccessibles.
D’autres conséquences liées aux activités de déglaçage sont plus complexes. La souveraineté et la sécurité alimentaire soulèvent certaines préoccupations en raison de facteurs comme l’effet de la pollution sonore due à la rupture de la glace sur les différentes espèces de la chaîne alimentaire, ainsi que l’occupation des voies de migration des caribous et de zones marines importantes pendant les saisons de récolte. L’équipe de Jackie Dawson Ph. D. à l’Université d’Ottawa a mené des recherches approfondies sur les obstacles que la glace perturbée, brisée ou déplacée représente pour la chasse et pour les déplacements des Inuits et des autres populations dans l’Arctique.
Compte tenu de l’impact de la perte de glace de mer sur les Inuits et les autres communautés locales, il est important de prendre en considération le savoir traditionnel autochtone1 ainsi que les liens économiques, culturels et sanitaires que ces communautés entretiennent avec les zones marines de l’Arctique afin de mettre en place et de maintenir des services de soutien maritime comme le déglaçage. La Garde côtière canadienne, en partenariat avec Transports Canada et Parcs Canada, s’est vouée à améliorer la collaboration et la communication avec les communautés inuites locales, ce qui signifie entre autres de les informer lorsqu’un brise-glaces doit passer par leur région.
Atteindre l’équilibre
Bien qu’ils soient essentiels et qu’ils jouent plusieurs rôles tant pour la sécurité maritime que pour les avancées scientifiques, le fait est que les brise-glaces perturbent les écosystèmes par la pollution sonore et peuvent endommager la glace de mer si utile au transport et à la chasse de subsistance, autant pour les humains que pour les mammifères. C’est un exercice d’équilibre auquel ceux qui travaillent dans le domaine de la gouvernance des océans devront prêter une attention particulière avec l’évolution des conditions dans l’Arctique canadien.
Comment atténuer les incidences néfastes du passage de brise-glaces et de l’augmentation du trafic maritime dans l’Arctique canadien? L’initiative de recherche portant sur les couloirs de navigation à faible impact, vise à limiter la navigation dans l’Arctique à des routes spécifiques où les ressources pourraient le mieux appuyer le trafic maritime.
Qu’il s’agisse d’escorter un navire commercial, de porter secours à un navire pris dans les glaces ou de transporter des biens essentiels destinés aux collectivités les plus éloignées du Canada, les brise-glaces jouent de nombreux rôles. Les modes de conception, de construction et d’exploitation des brise-glaces ont tous un impact environnemental; par conséquent, en les améliorant, les incidences environnementales des brise-glaces pourront être atténuées et ces navires pourront continuer de fournir des services essentiels et de soutenir les activités socio-économiques tout en jouant un rôle important dans l’approche du Canada en matière d’adaptation au climat. Comme les changements climatiques continuent de perturber les eaux encombrées par les glaces, il est de plus en plus important que les brise-glaces fonctionnent de manière sûre, efficace et durable. Ils contribueront à la science de la conservation tout en renforçant la souveraineté du Canada dans l’Arctique et en facilitant le transport maritime responsable dans toutes les régions nordiques du pays.
1Le savoir traditionnel autochtone constitue l’ensemble des connaissances propres aux communautés autochtones. Ce savoir est issu de leurs héritages culturels, de leurs modes de vie traditionnels et de la relation étroite qu’elles entretiennent avec l’environnement. Le savoir traditionnel comprend une connaissance profonde des activités traditionnelles de subsistance et de récolte des ressources ainsi que des régions côtières sensibles du point de vue écologique et culturel.