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Pleins feux sur la recherche :
Kenneth Lee, PH. D., expert des technologies d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures

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« Nous devons garder en tête le principe derrière l’utilisation d’agents dispersants chimiques en cas de déversement d’hydrocarbures en mer: diluer la nappe de pétrole présente à la surface de la colonne d’eau afin de réduire sa concentration en dessous des niveaux toxiques, d’accélérer sa dégradation et de réduire la probabilité qu’elle atteigne la rive. » – Kenneth Lee

Titulaire d’un doctorat (Ph. D.) en microbiologie et limnologie – la science des eaux intérieures – Kenneth Lee est un expert de renom dans le domaine des technologies d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures, au Canada et à l’étranger. Il se consacre, depuis 35 ans, à la recherche sur le nettoyage des déversements de pétrole et, en particulier, à l’utilisation d’agents dispersants chimiques pour réduire les conséquences environnementales des déversements.

M. Lee est actuellement le conseiller scientifique principal national en matière de recherche, de préparation et d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures à Pêches et Océans Canada. Depuis 2016, il dirige l’Initiative de recherche multipartenaire (IRMP) sur les interventions en cas de déversements d’hydrocarbures, mise sur pied dans le cadre du Plan de protection des océans du gouvernement du Canada. L’IRMP a pour mandat de favoriser la recherche collaborative entre le gouvernement, le milieu universitaire et l’industrie à l’échelle nationale et internationale, et vise à fournir des conseils d’experts sur les meilleures façons d’intervenir en cas de déversement d’hydrocarbures dans les eaux canadiennes.

Entrevue

Que sont les agents dispersants chimiques et comment fonctionnent-ils?

Les agents de traitement tels que les dispersants modifient le comportement du pétrole dans l’eau afin de faciliter les opérations de nettoyage et d’assainissement lors d’un déversement. En termes simples, les dispersants agissent comme le détergent à vaisselle qui transfère l’huile et la graisse de vos casseroles dans l’eau de vaisselle. Les dispersants transfèrent le pétrole présent en surface dans la colonne d’eau en le fractionnant en fines gouttelettes. Certains croient à tort que ce processus ne fait que déplacer le pétrole d’un endroit à l’autre dans l’environnement, que les solutions dispersantes sont très toxiques et, donc, que le pétrole dispersé chimiquement est plus toxique que le pétrole lui-même. Or, lorsque les dispersants sont utilisés à bon escient, les gouttelettes de pétrole sont diluées rapidement par des processus naturels, tels que les courants océaniques, jusqu’à des concentrations en dessous des niveaux toxiques. De plus, certaines bactéries naturellement présentes dans l’eau dégradent le pétrole au fil du temps. En utilisant des agents dispersants pour fractionner le pétrole en fines gouttelettes, la surface de pétrole pouvant être attaquée par les microbes s’élargit et le pétrole est éliminé de l’océan plus rapidement.

Qu’est-ce qui vous a amené à faire de la recherche sur les agents dispersants chimiques?

Dans le cadre de mon doctorat, j’ai travaillé sur les métaux en traces et les contaminants déversés dans les lacs et les ruisseaux. Comme je souhaitais approfondir mes connaissances en chimie, j’ai entrepris un postdoctorat en océanographie chimique à l’Institut des sciences de la mer sur la côte ouest canadienne. C’est à ce moment que j’ai commencé à étudier les agents dispersants chimiques, leur efficacité de même que leurs incidences potentielles sur l’environnement.

L’utilisation d’agents dispersants chimiques comme stratégie d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures est-elle une pratique récente?

Non. Les agents dispersants chimiques sont utilisés depuis des décennies. Ils ont été utilisés pour la première fois à grande échelle en 1967, à la suite du déversement du superpétrolier Torrey Canyon au large des côtes britanniques. Même si les dispersants ont permis de réduire la quantité de pétrole atteignant la rive et d’accélérer les opérations de nettoyage à terre, l’utilisation excessive et systématique de ces premiers dispersants et agents de nettoyage à base de solvant a aussi causé d’importants dommages à l’environnement. Depuis, de nombreuses recherches sur l’utilisation des dispersants et leurs incidences potentielles sur l’environnement ont été effectuées. À l’heure actuelle, les organismes de réglementation autorisent l’utilisation d’agents dispersants de faible toxicité seulement; les solutions dispersantes sont évaluées en fonction de leur efficacité, de leur toxicité et de leur persistance dans l’environnement.

Comment les agents dispersants chimiques se comparent-ils aux autres mesures d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures?

Nous devons garder en tête qu’en cas de déversement d’hydrocarbures, aucune mesure d’intervention ou technique de nettoyage n’est efficace à 100 %. La clé de la réussite réside dans le choix de la ou des meilleures mesures d’intervention au moment opportun, et les possibilités sont nombreuses.

Une de ces possibilités est la récupération par des procédés mécaniques, qui consiste à contenir le pétrole à l’aide de barrages flottants et à le recueillir à l’aide de récupérateurs. Cependant, en présence de fortes vagues et marées, les barrages flottants peuvent difficilement contenir le pétrole. Les procédés de récupération mécanique peuvent également s’avérer coûteux et nécessiter un déploiement de main-d’œuvre important, car les équipes d’intervention doivent transporter le pétrole recueilli jusqu’à la rive afin qu’il soit traité et éliminé.

Une autre possibilité est l’élimination du pétrole par brûlage en mer, une technique appelée le brûlage sur place. Toutefois, pour pouvoir être brûlé, le pétrole flottant à la surface de l’océan doit être assez visqueux. À la suite d’un déversement, l’eau refroidit le pétrole; ce dernier se répand alors et il devient difficile de l’enflammer. L’utilisation de barrages flottants résistants au feu et de nouvelles technologies comme les repousseurs chimiques (similaires aux agents dispersants) qui augmentent la viscosité du pétrole déversé afin qu’il puisse être brûlé sont présentement à l’étude. Le brûlage sur place soulève certaines préoccupations environnementales, notamment en raison de ses impacts sur la qualité de l’air (émissions) et de l’eau (résidus de combustion). Quoi qu’il en soit, le brûlage sur place peut s’avérer très efficace pour éliminer de grandes quantités de pétrole en peu de temps. À titre d’exemple, certains jours durant le déversement de pétrole de la plateforme de forage Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique en 2010, les équipes d’intervention ont brûlé une quantité de pétrole égale à celle déversée.

La dispersion chimique du pétrole ou la dispersion naturelle, qui consiste essentiellement à laisser la nature éliminer le pétrole, sont d’autres techniques d’intervention qui peuvent être envisagées à la suite d’un déversement. Tel que souligné précédemment, une grande partie du pétrole déversé en mer se dégrade naturellement au fil du temps, car il est consommé par des bactéries naturelles qui y trouvent une source de carbone. Pour ma part, je considère la dispersion naturelle comme une technique d’intervention opérationnelle. La dispersion naturelle ne signifie pas que le déversement est ignoré; l’évolution du déversement est surveillée afin de s’assurer que ce dernier se résorbe bel et bien. Dans le cas contraire, le déversement est traité.

En somme, en raison de nombreux défis logistiques et environnementaux, la quantité de pétrole pouvant être éliminée par des procédés mécaniques ou par brûlage en haute mer est limitée. Effectivement, d’après la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), lors du déversement d’hydrocarbures de la plateforme de forage Deepwater Horizon, environ 2 à 4 % du pétrole a été récupéré à l’aide de procédés mécaniques alors qu’environ 5 % du pétrole a été brûlé, et ce dans des conditions météorologiques presque idéales. La NOAA a également estimé que les agents dispersants chimiques ont contribué pour 10 à 29 % des opérations de nettoyage. Les dispersants chimiques peuvent être pulvérisés par avion et couvrir rapidement une grande nappe de pétrole. Comparativement à d’autres techniques d’intervention telles que les barrages flottants et la récupération mécanique, les agents dispersants peuvent être utilisés dans des conditions météorologiques et d’états de la mer variées.

Dans quels cas de figure les agents dispersants chimiques ne peuvent être utilisés?

Seuls certains types de pétroles peuvent être traités à l’aide d’agents dispersants chimiques. Lorsqu’un déversement d’hydrocarbures survient, certains composants s’évaporent et le pétrole devient plus visqueux. Plus la viscosité du pétrole est élevée, moins les agents dispersants sont efficaces. C’est pourquoi les agents dispersants doivent être appliqués le plus rapidement possible à la suite d’un déversement, avant que le pétrole ne devienne trop visqueux. Le laps de temps durant lequel l’utilisation d’agents dispersants s’avère efficace peut être assez limité. Les dispersants chimiques ne sont habituellement pas utilisés dans les eaux côtières peu profondes où il peut être difficile de diluer le pétrole, ainsi que dans les zones écosensibles, comme les aires de reproduction de certaines espèces marines.

Quels types de pétroles réagissent le mieux aux agents dispersants chimiques?

Les pétroles de viscosité faible à modérée sont ceux qui peuvent être traités le plus efficacement avec des agents dispersants chimiques, mais la technologie s’améliore. À titre d’exemple, les solutions dispersantes actuelles se sont avérées efficaces pour traiter des pétroles bruts paraffineux, tels que ceux qui ont été récupérés au large de Terre-Neuve.

Quelles incidences ont les agents dispersants chimiques sur l’environnement?

Il ne faut pas oublier que les agents dispersants chimiques sont utilisés pour diluer le pétrole afin de réduire sa concentration en dessous des niveaux toxiques et d’accélérer sa dégradation par les bactéries naturelles présentes dans l’environnement marin.

L’utilisation d’agents dispersants chimiques peut avoir des effets toxiques. Toutefois, gardons en tête que lorsqu’ils sont utilisés, les agents dispersants sont introduits dans des environnements déjà altérés par les hydrocarbures. Le pétrole déversé dans l’environnement marin est plus toxique que les agents dispersants introduits à de très faibles concentrations dans le même environnement pour faciliter la dilution rapide des résidus pétroliers.

La dispersion chimique est une technique d’intervention principalement employée lors d’un déversement en mer pour empêcher la nappe de pétrole d’atteindre la rive et les eaux littorales, où la biodiversité est plus grande et où le pétrole pourrait avoir des répercussions plus graves sur l’environnement. Lors d’une intervention en cas de déversement, il faut prendre les meilleures décisions pour réduire les répercussions environnementales et socio-économiques et déterminer si l’utilisation d’agents dispersants chimiques pour traiter le déversement présente un avantage net pour l’environnement.

Comment déterminer si les agents dispersants chimiques devraient être utilisés?

Lorsque survient un déversement de pétrole, il est important de déterminer la bonne technique ou la bonne combinaison de techniques à employer pour contenir et nettoyer le déversement. La stratégie de nettoyage peut évoluer en cours de route, car la chimie du pétrole déversé de même que les conditions météorologiques peuvent aussi changer au fil du temps. Les équipes d’intervention doivent choisir les techniques de nettoyage appropriées en fonction des circonstances.

Les engrais pourraient-ils constituer une solution de rechange aux agents dispersants chimiques?

À travers un processus appelé l’émission naturelle, le plancher océanique libère de grandes quantités de pétrole et les bactéries présentes dans l’environnement marin se sont adaptées afin de dégrader ou de consommer ce pétrole. J’ai consacré toute ma carrière de microbiologiste à essayer de comprendre comment ces bactéries dégradent le pétrole dans l’environnement et comment ce processus de dégradation peut être accéléré. Les recherches dans ce domaine examinent l’utilisation d’engrais pour accélérer la production de bactéries pour lutter contre les déversements de pétrole. En 1989, des engrais ont été utilisés avec succès pour nettoyer les plages à la suite du déversement de pétrole du Exxon Valdez en Alaska. Toutefois, l’utilisation d’engrais n’est pas une technique efficace dans le cas des déversements de pétrole en haute mer, car l’engrais se dilue rapidement.

Dans le cadre de l’Initiative de recherche multipartenaire, nous étudions l’utilisation potentielle de biosurfactants comme solution de rechange aux agents dispersants chimiques utilisés en mer. Ces biosurfactants produits par les bactéries naturelles présentes dans l’océan pourraient être plus efficaces et plus écologiquement acceptables que les agents dispersants.

Quelles règles encadrent l’utilisation d’agents dispersants chimiques au Canada?

L’utilisation d’agents dispersants chimiques doit presque toujours être approuvée, peu importe le pays. Lorsqu’un déversement d’hydrocarbures se produit, les équipes d’intervention ne peuvent pas utiliser n’importe quel produit. Ces dernières doivent utiliser des agents dispersants approuvés. Les agents dispersants sont testés par des organismes gouvernementaux, comme Environnement et Changement climatique Canada, afin de démontrer deux choses : d’abord, s’ils fonctionnent, et s’ils fonctionnent, quels sont leurs effets biologiques et autres.

Un certain nombre de lois et règlements fédéraux, incluant la Loi sur les pêches, interdisent l’introduction de substances nocives dans l’environnement marin. Par conséquent, l’utilisation générale d’agents dispersants chimiques n’est pas permise à l’heure actuelle. Au Canada, seulement deux produits sont approuvés, soit un dispersant et un agent de traitement des rives, et leur utilisation doit être évaluée sur la base du cas par cas.

Quel est l’avenir des agents dispersants chimiques au Canada?

À Pêches et Océans Canada, où je dirige l’Initiative de recherche multipartenaire, nous étudions des techniques d’intervention alternatives en collaboration avec d’autres organismes fédéraux à vocation scientifique, dont Environnement et Changement climatique Canada, Transports Canada et Ressources naturelles Canada. Nous explorons des technologies que nous aimerions utiliser dans le futur en complément aux procédés mécaniques de nettoyage des déversements d’hydrocarbures. Nous examinons les recherches sur les agents dispersants chimiques, le brûlage sur place, la translocation du pétrole (processus de contrôle de la mobilisation et de l’élimination du pétrole échoué sur les rives), la décantation (séparation du pétrole de l’eau recueillie par les récupérateurs) et la gestion des déchets. Notre objectif consiste à faire évoluer la science afin de créer des pratiques exemplaires et appuyer l’élaboration de politiques et de règlements en matière d’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures, ainsi que l’utilisation de techniques d’intervention alternatives dans le futur.

À propos de Kenneth Lee

Kenneth Lee est le directeur fondateur du Centre de recherche environnementale sur le pétrole et le gaz extracôtiers (CREPGE) de Pêches et Océans Canada. Il a également été directeur de la Oceans and Atmosphere, Commonwealth Scientific and Industrial Research Organization, l’agence scientifique nationale de l’Australie. Il a été nommé président du Comité d’experts sur le comportement et les incidences environnementales du pétrole brut libéré dans des milieux aqueux (The Behaviour and Environmental Impacts of Crude Oil Released into Aqueous Environments) de la Société royale du Canada. Il a siégé trois fois aux comités nationaux des sciences, du génie et de la médecine (National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine Committees) des États-Unis sur les incidences du déversement d’hydrocarbures de Deepwater Horizon sur les services écologiques, l’intervention en cas de déversement d’hydrocarbures dans l’Arctique et l’utilisation d’agents dispersants chimiques. M. Lee a rédigé plus de 450 publications universitaires et techniques; il a reçu le Prix d’excellence de Pêches et Océans Canada à deux reprises, ainsi que le Prix de leadership des Partenaires fédéraux en transfert de technologie du gouvernement du Canada pour ses mesures de lutte contre les déversements d’hydrocarbures.

 

 

Pour en savoir plus

Initiative de recherche multipartenaire

Royal Society of Canada’s Expert Panel on the Behaviour and Environmental Impacts of Crude Oil Released into Aqueous Environments – Research Recommendations and Follow-Up (disponible en anglais seulement)

Comportement du pétrole dans l’eau

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